II
SANS UN REGARD EN ARRIÈRE

Bien carré dans son fauteuil, Richard Bolitho attendait qu’Allday eût terminé de le raser. Il ne pouvait voir Herrick qui se tenait près de la portière de toile. Tout autour d’eux, le Benbow résonnait du bruit des travaux qui faisait trembler la coque et les ponts.

— J’ai indiqué au commandant Neale que vous alliez transférer votre marque à bord du Styx avant midi, lui dit Herrick. C’est étonnant, mais la perspective a l’air de l’enchanter.

Bolitho observait le visage d’Allday, occupé à lui passer en virtuose le rasoir sur le menton. Il s’était empâté. Pauvre Allday, il désapprouvait visiblement cette idée de déménager à bord d’une frégate surpeuplée et de quitter le luxe relatif du vaisseau amiral, de la même manière que Herrick doutait fort que l’un des commandants fût capable de s’occuper convenablement de ses affaires à lui.

Il était toujours étrange de voir comment la marine réussissait à tisser finement sa toile. Le commandant John Neale, du trente-deux Styx, avait servi au biberon comme aspirant sous les ordres de Bolitho, à bord de sa première frégate, au cours d’une guerre précédente. Tout comme le commandant Keen, mouillant à moins d’une encablure de là, vaisseau de troisième rang Nicator. Lui aussi avait été l’un des aspirants de Bolitho.

Il plissa soudain le front en se demandant quand il aurait des nouvelles d’Adam Pascœ et comment il se comportait, quelle était son affectation, de quel genre de commandant il avait hérité.

Allday lui essuya soigneusement le visage avant d’annoncer :

— Et voilà, amiral, c’est terminé.

Bolitho se lava la figure en puisant l’eau d’un bol qu’Allday avait posé près des fenêtres de poupe. Ils ne disaient rien, c’était là le mode de communication qu’ils avaient mis au point entre eux au fil du temps. Que ce fût à la mer ou au port, Bolitho détestait perdre son temps et rester là à contempler une pièce de bordé tandis qu’on le préparait pour un nouveau jour.

Il avait tant de choses à faire : ordres à écrire pour chacun des commandants, rapport à l’Amirauté sur l’état de préparation de l’escadre, approbation des dépenses faites au chantier, de nouvelles affectations à décider. Il ne pouvait pas décemment laisser à Herrick la moitié de toutes ces choses dans un état inachevé.

— Le canot du courrier a porté vos dépêches à terre, fit Herrick. Il vient de rentrer.

— Je vois.

C’était pour Herrick la manière de lui indiquer qu’il avait une lettre de Belinda. Il jeta un coup d’œil par l’une des fenêtres. Le ciel était aussi clair que la veille, mais la mer était plus agitée. Il comptait tirer profit de ce vent pour partir à la recherche des bâtiments de l’escadre de blocus dont il devait prendre le commandement. Ils se trouvaient au large de Belle-Ile, point stratégique dans la longue chaîne de patrouilles et d’escadres qui s’étendait de Gibraltar aux ports de la Manche. Beauchamp avait certainement prévu de le voir se placer au centre du dispositif. Ce secteur précis couvrait les approches de Lorient au nord et à l’est, les routes d’importance vitale qui menaient à l’estuaire de la Loire. Mais s’il s’agissait d’un goulot d’étranglement pour le commerce ennemi, il pouvait tout aussi bien constituer un piège pour une frégate britannique un peu trop enthousiaste ou pour un sloop, qui pouvaient facilement s’échouer sur un récif ou se faire surprendre en s’intéressant de trop près à un port français.

Bolitho connaissait bien le Styx. Il avait embarqué plusieurs fois à son bord et, dans la Baltique, avait pu voir son jeune commandant engager l’ennemi avec le sang-froid d’un vieux briscard.

Bolitho jeta sa serviette. Il s’en voulait d’avoir ainsi perdu son temps à rêvasser. Il fallait qu’il cesse de remâcher le passé. Il devait penser uniquement à l’avenir, aux bâtiments qui allaient bientôt dépendre de lui. Il était officier général et désormais, tout comme Herrick, il lui fallait admettre que cette promotion était un honneur, pas un cadeau gratuit.

Il se mit soudain à sourire en voyant que les autres le regardaient.

— Des remords peut-être, amiral ? demanda Allday d’une voix suave.

— Allez au diable, que voulez-vous dire ?

— Eh bien, c’est ce que je veux dire, lui répondit Allday en jetant un coup d’œil circulaire sur la chambre. Après ceci, le Styx va nous faire l’effet d’une moque à peinture plus que d’un bâtiment !

— Vous êtes un vrai pousse-au-crime, Allday, le coupa Herrick. Un jour, mon garçon, vous finirez par dépasser les bornes ! – et se tournant vers Bolitho : Néanmoins, il y a quelque chose de vrai dans ce qu’il dit. Vous pourriez transférer votre marque sur le Nicator et je pourrais prendre le commandement jusqu’à ce que…

Bolitho le regarda, impavide.

— Cher ami, cela ne sert à rien. A aucun d’entre nous. Aujourd’hui, vous allez prendre les fonctions de commodore et hisser votre marque en conséquence. Il faudra enfin que vous choisissiez votre capitaine de pavillon et que vous en trouviez un autre pour L’Indomptable.

Il essaya de chasser la pensée qui lui venait. Encore un autre souvenir. L’Indomptable avait été au cœur de l’action devant Copenhague. Ce n’est qu’après l’ordre de cesser le feu que Bolitho l’avait appris : son commandant, Charles Keverne, était tombé au cours du combat. Keverne avait été le second de Bolitho du temps qu’il était lui-même capitaine de pavillon, comme Herrick actuellement. Les maillons d’une chaîne. Chaque fois que l’un d’eux lâchait, la chaîne devenait plus courte, plus tendue. Il poursuivit sèchement :

— Et puis, assez de ces humeurs de jeunes enseignes. Ces décisions nous dépassent.

On entendit des bruits de pas dans la coursive. Il savait bien que, tout comme lui, Herrick voulait profiter au maximum de ces précieux instants. Bientôt, il y aurait le défilé des officiers venus aux ordres, les officiers supérieurs de Plymouth à flatter et à caresser dans le sens du poil pour obtenir que l’on achève les travaux en cours. Yovell, son secrétaire, allait arriver avec un paquet de lettres à recopier et à signer, il allait falloir dire à Ozzard ce qu’il y avait lieu d’emporter, ce qu’il fallait au contraire laisser à bord du Benbow jusqu’à… Il fronça le sourcil. Jusqu’à quand ?

Herrick se retourna brusquement en entendant le factionnaire annoncer l’arrivée du second.

— On a besoin de moi, amiral.

Il avait l’air accablé.

Bolitho lui empoigna la main.

— Je suis désolé, je ne serai pas là lorsque votre marque montera au mât. Mais si je dois partir, je préférerais le faire le plus vite possible.

Wolfe apparut dans l’embrasure.

— Je vous demande pardon, commandant, mais nous avons de la visite.

Il regardait Bolitho, dont le cœur battait à tout rompre, mais qui se calma tout aussi vite quand il entendit :

— Votre aide de camp est arrivé, amiral.

— Browne ? s’exclama Herrick.

— Browne, avec un e, compléta Allday dans un grand sourire.

— Faites-le conduire à l’arrière, ordonna Bolitho en retournant s’asseoir.

Le lieutenant de vaisseau l’Honorable Oliver Browne lui avait été donné comme aide de camp par Beauchamp. A leur premier contact, il lui avait fait l’effet d’un esprit vide. Mais Browne s’était ensuite rapidement révélé comme un conseiller inestimable, puis comme un véritable ami. Lorsque les bâtiments blessés étaient rentrés de la Baltique, Bolitho avait laissé le choix à Browne : retourner à ses activités plus policées à Londres, ou conserver ses fonctions.

Browne pénétra dans la chambre. Il avait l’air las, il était tout échevelé, ce qui était assez inhabituel chez lui. Herrick et Wolfe quittèrent précipitamment les lieux.

— Je ne vous attendais pas, fit Bolitho.

L’officier se laissa tomber dans le fauteuil qui lui tendait les bras. Lorsqu’il eut déboutonné son manteau, Bolitho vit que son pantalon était souillé de taches sombres, de la sueur et des traces de cuir. Il avait dû venir à bride abattue.

— Sir George Beauchamp est mort hier soir, amiral, commença Browne d’une voix rauque. Il terminait de rédiger ses ordres pour l’escadre et puis… – il haussa les épaules. Il était assis à son bureau devant ses cartes et ses graphiques – hochant la tête, il poursuivit : J’ai pensé que vous souhaiteriez être mis au courant, amiral. Avant votre appareillage pour Belle-Ile.

Bolitho avait appris à ne jamais se poser de questions sur des matières supposées être secrètes et que Browne se trouvait connaître.

— Ozzard, faites donc du café pour mon aide de camp… – il vit les traits fatigués de Browne s’éclairer légèrement – … si du moins c’est bien ce que vous voulez être.

Browne ouvrit plus largement le col de son manteau et s’ébroua :

— En fait, amiral, je priais pour que ce fût le cas. Je ne souhaite rien d’autre que de quitter Londres et de m’éloigner de ces charognes !

Au-dessus de leurs têtes, les sifflets retentissaient, les palans grinçaient. On continuait à embarquer des vivres et des équipements apportés par les allèges amarrées à couple.

Mais en dessous, dans cette chambre, les choses étaient différentes. Beauchamp était mort à son bureau alors que sa signature était à peine sèche au bas des dernières dépêches. Browne reprit d’une voix égale :

— Je vous ai apporté ces ordres, amiral. Si vous aviez appareillé avant mon arrivée, il est probable qu’on les aurait confiés à un brick et que vous ne les auriez jamais reçus.

— Voulez-vous dire que le plan de Sir George aurait été annulé ?

Browne tenait sa tasse de café à deux mains, il avait l’air préoccupé.

— Ils auraient été remis à une date indéterminée. J’ai peur que, en haut lieu, beaucoup de gens ne veuillent rien imaginer d’autre qu’un traité avec la France, non pas le répit que Lord Saint Vincent et quelques autres ont en tête, mais le moyen de profiter des petits bénéfices que l’armistice va amener. A leurs yeux, toute attaque contre la navigation et les ports français, alors que la paix est si proche, est plus gênante qu’autre chose.

— Merci de m’avoir prévenu.

Bolitho regardait les deux sabres accrochés à la cloison. Tous ces gens que Browne venait de décrire, que savaient-ils de ce que signifie le mot honneur ?

Browne se mit à sourire :

— J’ai pensé qu’il était important que vous sachiez. Lorsque Sir George Beauchamp était en vie et dirigeait le cours des événements, vos activités à votre nouveau poste n’auraient eu aucune influence pour votre sécurité, quels qu’aient pu être les nids de frelons sur lesquels vous seriez tombé – il regardait Bolitho droit dans les yeux, ses traits juvéniles soudain plus mûrs. Mais à présent que Sir George est mort, il n’y a plus personne pour prendre votre défense si les choses tournent mal. Ses états de service et ses succès donnent un certain poids à ses ordres, nul ne les remettra en cause. Mais si vous échouez, c’est un bouc émissaire qui reviendra au port, pas un amiral sans tache.

— Ce ne serait pas la première fois, nota Bolitho en hochant la tête.

— Après Copenhague, lui répondit Browne en souriant, je crois aveuglément tout ce que vous dites, amiral, mais cette fois-ci, je suis plus inquiet. Votre nom est célèbre de Falmouth aux tavernes de Whitechapel. Et il en est de même pour Nelson, mais Leurs Seigneuries ne sont pas impressionnées au point qu’elles n’oseraient pas le sanctionner après l’impudence dont il a fait preuve devant Copenhague.

— Racontez-moi ça.

Bolitho regardait intensément le jeune lieutenant de vaisseau. Il appartenait à un autre monde, un monde d’intrigue, de plans échafaudés, d’influence, de fortunes et de familles considérables. Point n’était nécessaire de se demander pourquoi Browne avait envie de quitter la terre ferme. Le Benbow lui avait donné le goût de choses autrement plus excitantes. Mais il semblait amer.

— Nelson, le vainqueur d’Aboukir, le héros de Copenhague, le chéri du public. Et à présent, Leurs Seigneuries ont décidé de lui donner le commandement d’une armée de soldats nouvellement recrutés pour assurer la défense des côtes de la Manche contre une éventuelle invasion ! – on eût dit qu’il crachait ces mots plus qu’il ne les prononçait. Une bande d’ivrognes et de bons à rien pour solde de tout compte, voilà la belle récompense de notre Nel !

Bolitho était abasourdi. Il avait entendu des tas de commérages au sujet du mépris de Nelson envers toute forme d’autorité, de sa chance incroyable qui l’avait jusqu’ici sauvé alors que tant d’autres auraient encouru la cour martiale, auraient vu leur vie brisée. Browne essayait seulement de le protéger, mais il n’avait aucune chance s’il échouait à exécuter les plans de Beauchamp. Il commença d’une voix lente :

— Si vous décidez de venir avec moi, j’ai l’intention d’appareiller avec la marée. Dites à Allday de quoi vous avez besoin et nous le ferons porter à bord du Styx. Tout le reste sera transféré plus tard. Avec les amis influents que vous avez, cela devrait être assez facile – il lui tendit la main. Dites-moi, maintenant, que contiennent ces ordres ?

— Comme vous le savez, amiral, les Français ont rassemblé depuis des mois une flottille de débarquement dans les ports de la côte nord. Sur la foi de renseignements transmis par les Portugais, il semble que la plupart des bâtiments destinés à l’invasion sont construits, armés et rassemblés dans des ports du golfe de Gascogne – il eut un sourire las : Votre zone de patrouille, amiral. Je n’ai jamais travaillé directement avec Sir George, mais il avait son style à lui, amiral, et ce plan qui consiste à détruire les bâtiments de la flotte d’invasion avant qu’ils aient pu gagner la Manche porte sa griffe, la signature du maître – il s’empourpra soudain. Je vous demande pardon, amiral, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de sa mort.

Bolitho commença à feuilleter l’épais dossier qui contenait ses ordres. La dernière œuvre stratégique de Beauchamp prévoyait tout jusqu’au moindre détail. Il n’y manquait plus que l’homme chargé de la transcrire en actes. Bolitho était ému de voir que Beauchamp avait certainement eu son nom en tête depuis la conception de son plan. Il n’avait plus de choix, il n’en avait d’ailleurs jamais eu.

— J’ai encore une lettre à écrire, fit-il, calme.

Il examina sa chambre que balayaient les reflets changeants de la mer sur le plafond peint en blanc. Échanger cela contre les bonds et la vivacité d’une petite frégate, rassembler ses bâtiments pour les jeter contre la forteresse même de la France n’était pas chose facile. Peut-être cela avait-il été fait exprès pour lui, peut-être était-ce là son destin. Au début de cette guerre, alors qu’il était très jeune commandant, Bolitho avait participé à l’attaque malheureuse conduite contre Toulon, lors de la tentative des royalistes français pour jeter à bas la révolution et renverser le cours de l’histoire. Pour faire l’histoire, songeait amèrement Bolitho, ils l’avaient faite, mais les choses s’étaient terminées en désastre.

Il sentit un grand frisson lui parcourir l’échine. Et si c’était le destin qui décidait de toutes choses ? Belinda avait peut-être cru qu’il allait passer plusieurs mois à Falmouth, voire davantage si d’aventure la paix était signée. En fait, se disait-il en contemplant par la fenêtre les bâtiments au mouillage, une souffrance supplémentaire lui avait été épargnée : il ne revenait pas. Cela viendrait un jour. Il effleura sa cuisse gauche, s’attendant à ressentir une douleur là où cette balle de mousquet l’avait atteint. Mais si tôt ? Ce n’était pas une pause, pas même un simple répit.

— Non, reprit-il brusquement, j’ai changé d’avis. Je ne vais pas écrire de lettre, je vais directement à bord du Styx. Prévenez mon domestique, voulez-vous ?

Enfin seul, il alla s’asseoir sur le banc qui courait sous les fenêtres et serra violemment ses poings fermés contre ses yeux jusqu’au moment où la douleur parvint à le calmer.

Le destin avait été clément : ne lui avait-il pas accordé de connaître l’amour à le voir, à le toucher, un don qui lui était acquis – jusqu’au jour où le sort déciderait que même cela devait disparaître ?

Herrick apparut dans la porte :

— Votre canot est le long du bord, amiral.

Bolitho s’arrêta à la coupée, près de la garde rassemblée et des fusiliers en tunique écarlate. Il resta un instant à observer la frégate fatiguée. Ses voiles étaient presque déferlées, des silhouettes s’activaient sur les vergues et dans les enfléchures comme des insectes, elle semblait impatiente de s’en aller, de partir à la recherche d’un horizon inaccessible.

— L’escadre sera parée à appareiller dans quelques semaines, moins d’un mois en tout cas, amiral, lui annonça Herrick. Je ne me sentirai pas en repos tant que le Benbow ne sera pas de nouveau sous vos ordres.

Bolitho lui fit un sourire. Le vent gonflait son manteau comme pour l’entraîner ailleurs, sa mèche volait, découvrant la cicatrice livide qu’il portait.

— Si vous la voyez, Thomas…

Il s’agrippa à son épaule, incapable de poursuivre.

Herrick lui rendit son étreinte.

— Je lui raconterai tout, amiral. Prenez bien soin de vous. Dame Fortune ne peut pas remédier à tout !

Ils se séparèrent pour procéder aux adieux officiels.

Tandis que le canot du Benbow s’éloignait doucement du grand soixante-quatorze, Bolitho se retourna et fit un signe de la main, mais Herrick était déjà noyé au milieu des hommes qui l’entouraient et du bâtiment qui représentait tant de choses pour eux.

 

Bolitho grimpa l’échelle de descente, s’arrêta un instant pour prendre ses marques au moment où la frégate enfournait violemment. Toute la journée s’était passée ainsi. Après être sorti de la rade de Plymouth, le Styx avait envoyé toute la toile qu’il pouvait porter afin de tirer parti d’un vent de nordet qui forcissait. Bien qu’il n’eût pas quitté sa chambre, occupé qu’il était à relire ses ordres et à prendre des notes qui pourraient lui servir plus tard, Bolitho avait été constamment soumis à l’exubérance et à l’agilité d’un petit bâtiment.

Le commandant Neale avait utilisé cette brise favorable et leur allure du vent arrière pour entraîner son équipage à toutes les manœuvres imaginables. Tout l’après-midi, les ponts avaient résonné du claquement des pieds nus, des ordres brefs criés malgré le fracas du vent par les officiers mariniers et les lieutenants afin de créer un semblant d’ordre à partir du chaos. Neale n’était pas plus gâté que les autres commandants ; tous ses hommes amarinés avaient été promus et transférés sur d’autres bâtiments. Ce qui lui restait de marins entraînés avait été disséminé parmi les nouveaux, dont quelques-uns, encore sous le choc de s’être fait ramasser par la presse ou tirer de la sécurité relative des prisons locales, étaient trop terrifiés pour aller s’aventurer dans les enfléchures qui vibraient follement sans être encouragés de quelques coups de garcette.

Neale, en compagnie de son taciturne second, se penchait du bord au vent de la dunette. Ils avaient les cheveux plaqués sur la figure et observaient attentivement la mise à poste des voiles, la vitesse d’exécution des ordres. Plus tard, la moindre faille pourrait coûter des vies humaines ou même causer la perte de leur bâtiment. Neale avait acquis beaucoup de métier, mais il n’était pas difficile de retrouver en lui l’aspirant de treize ans que Bolitho avait eu autrefois sous ses ordres. Il aperçut Bolitho et se hâta de venir le saluer.

— Je vais réduire la toile, amiral ! – il était obligé de crier pour dominer le rugissement de la mer le long de la coque. Mais nous avons bien taillé notre route aujourd’hui !

Bolitho se dirigea vers les filets et dut s’accrocher fermement pour résister au bâtiment qui enfournait. Le boute-hors fendait les gerbes d’embruns comme une lance. Pas besoin de se demander pourquoi Adam désirait tant avoir un commandement à lui. Comme il l’avait lui-même désiré. Il leva les yeux vers les voiles gonflées à bloc, on apercevait les jambes des gabiers occupés le long des vergues. C’est cela qui lui manquait le plus, l’ivresse de mâter et de dominer la puissance d’un bâtiment comme le Styx, de mettre à l’épreuve sa capacité à maîtriser le fou désir de liberté du safran et de la voilure.

Neale se tourna vers lui :

— J’espère que je ne vous dérange pas, amiral ?

Bolitho fit non de la tête. Cela le tonifiait, l’aidait à chasser ses soucis, ôtait toute importance au présent immédiat.

— Ohé, du pont ! – la voix de la vigie était hachée par les rafales. Terre devant sous le vent !

Neale se mit à sourire et sortit vivement une lunette du râtelier accroché près de la roue. Il pointa l’instrument par-dessus les filets avant de le tendre à Bolitho.

— Ici, amiral. La France.

Bolitho attendit un peu que le pont eût remonté après le passage de quelques crêtes blanchâtres pour stabiliser la lunette dans le relèvement indiqué. Il faisait déjà sombre, mais pas suffisamment pour l’empêcher de distinguer les formes empourprées de la terre. L’Iroise, et Brest quelque part derrière. Des noms gravés dans le cœur de tous les marins qui avaient sué sang et eau dans les escadres du blocus.

Ils allaient bientôt infléchir leur route pour obliquer vers le sudet puis s’enfoncer dans le golfe de Gascogne. Cela était l’affaire de Neale, mais n’était rien à côté de ce qu’il allait demander à ses bâtiments.

Avant une semaine, les amiraux concernés auraient reçu les ordres de Beauchamp. Les commandants allaient houspiller leurs équipages, changer la route pour gagner le rendez-vous fixé par leur nouvel amiral. Une simple croix sur la carte à proximité de Belle-Ile. Et dans un délai d’un mois, il fallait que Bolitho fût entré en action, qu’il eût déstabilisé l’ennemi à l’intérieur même de ses lignes de défense.

Browne était visiblement effrayé par sa faculté de parler tactique comme si le succès était déjà acquis. Mais ce Browne devait son affectation d’aide de camp à Londres à l’influence de son père, alors qu’il ne connaissait pas grand-chose aux méthodes assez rudes que la marine appliquait à ceux qui allaient commander. Comme la plupart des officiers, Bolitho avait douze ans lorsqu’il avait mis pour la première fois le pied sur un bateau. En très peu de temps, il avait appris à commander un canot et à découvrir en lui-même un sens de l’autorité qui lui était inconnu jusque-là. Aller déposer une grosse ancre pour faire péneau, porter des passagers et des charges entre la terre et le bâtiment et, plus tard, prendre la tête d’un armement pour exécuter des coups de main contre des pirates ou des corsaires. Voilà la rude école à laquelle avait été soumis le jeune officier.

Lieutenant, puis capitaine de vaisseau et, maintenant, contre-amiral. Bolitho ne se sentait guère différent, mais savait qu’il devait l’admettre, tout avait changé pour lui. A présent, ce n’était plus seulement affaire de courage ou de folie, capacité à risquer sa vie et ses membres plutôt que de laisser transparaître sa propre peur aux hommes que l’on commandait. Il ne s’agissait plus d’exécuter les ordres sans se préoccuper de ce qui se passait, sans voir le spectacle horrible autour de soi. A présent, il devait décider du destin des autres qui allaient survivre ou périr à cause de son habileté et de sa plus ou moins bonne compréhension de ce qui se passait et de ce qu’il savait. Et au nombre de ceux dont le sort dépendait de son jugement, comme l’avait souligné Beauchamp, se trouvait maintenant son pays lui-même.

Certes, cette école était bien rude, songeait Bolitho. Mais il en avait tiré de précieux enseignements. Il y avait désormais moins de tyranneaux et de petits chefs, car les fanfarons ne faisaient guère le poids lorsqu’il s’agissait d’affronter une bonne bordée. De jeunes chefs pleins de talent émergeaient du lot chaque jour. Il observa en coin le profil de Neale. Voilà : des hommes comme lui, qui savaient se montrer irréprochables lorsque le besoin s’en faisait vraiment sentir !

Neale ne se rendait visiblement pas compte de l’examen dont il était l’objet.

— Nous changerons de route à minuit, amiral. Au près serré, je crois que ça va danser.

Bolitho sourit : dans la chambre, à l’arrière, Browne était déjà malade comme un chien.

— Nous devrions commencer à voir quelques-uns de nos bâtiments demain.

— Oui, amiral.

Neale se retourna pour lui montrer un jeune aspirant qui essayait de se maintenir sur le pont trempé d’embruns et remplissait furieusement l’ardoise près de la roue.

— Oh ! voici Mr. Kilburne, amiral, ajouta-t-il ; il est chargé des signaux.

Le jeune homme – il avait environ seize ans – s’arrêta net, et resta là les yeux fixés sur Bolitho comme si on allait se jeter sur lui.

— Je suis heureux de vous connaître, lui dit Bolitho avec un sourire.

Comme l’aspirant semblait incapable de faire un geste, Neale ajouta :

— Mr. Kilburne aimerait vous poser une question, amiral.

— Ne taquinez pas ce garçon, Neale, répondit Bolitho avec un large sourire. On dirait que vous avez la mémoire courte ? – et, se retournant vers l’aspirant : De quoi s’agit-il ?

Kilburne était encore tout étonné d’être en vie après s’être retrouvé face à face avec son amiral, même s’il ne s’agissait que d’un jeune contre-amiral. Il bredouilla :

— Eh b… eh bien, amiral, nous avons tous été si contents lorsque nous avons su que vous veniez à bord…

Par tous, traduisit Bolitho, il voulait sans doute parler des trois autres aspirants du bâtiment.

— Est-il vrai, amiral, continua Kilburne, que la première frégate que vous ayez commandée était la Phalarope ?

— Cela suffit, monsieur Kilburne ! le coupa assez sèchement Neale – et se tournant, un peu confus, vers Bolitho : Je suis désolé, amiral, je pensais que cet imbécile avait je ne sais quoi d’autre à vous demander.

La tension était tangible. Bolitho demanda :

— Qu’y a-t-il, monsieur Kilburne ? Je vous écoute toujours.

— Je corrigeais le livre des signaux, amiral, reprit Kilburne d’une voix hésitante – il jeta subrepticement un coup d’œil à son commandant en se demandant ce qui avait bien pu faire tourner une question anodine en cauchemar. La Phalarope rejoint l’escadre, amiral. Capitaine de vaisseau Emes.

Bolitho se cramponna aux filets, il réfléchissait à toute allure à ce que venait de lui annoncer Kilburne.

Il avait certainement tort, mais comment était-ce possible ? Personne n’avait parlé d’un nouveau bâtiment baptisé de ce nom. Il se tourna vers Neale : il venait tout juste de lui rappeler son embarquement à bord de ce bâtiment. Voilà qui était agaçant.

Neale intervint maladroitement :

— Je suis aussi surpris que vous, amiral. Mais je ne veux pas gâcher votre première nuit à bord. Mes officiers souhaitaient vous prier à souper, bien que le menu ne soit pas celui d’un banquet.

— J’en suis très honoré, commandant, fit Bolitho en acquiesçant.

Mais il avait l’esprit ailleurs, il pensait toujours à la Phalarope.

Elle devait bien avoir vingt-cinq ans à présent. Elle n’en avait que six lorsqu’il en avait pris le commandement à Spithead. C’était alors un bâtiment au désespoir et dont l’équipage, après avoir subi les rigueurs de son prédécesseur, était au bord de la mutinerie.

Il revoyait tout dans le moindre détail, les huniers et les pavillons de la flotte française qui apparaissaient à l’horizon tels des chevaliers se lançant à la charge, la bataille des Saintes, comme on l’appelait depuis, qui s’était terminée par une victoire, mais qui avait positivement réduit la Phalarope à l’état d’épave.

— Vous sentez-vous bien, amiral ? lui demanda Neale, inquiet et qui en oubliait provisoirement son bâtiment.

— La Phalarope est trop vieille pour ce genre de mission. Je croyais qu’elle était morte, et d’une manière honorable, sans terminer en ponton ou en magasin flottant.

La marine manquait désespérément de frégates, mais tout de même, pas à ce point ?

Neale lui dit avec sollicitude :

— J’avais entendu dire qu’on la remettait en état en Irlande, amiral, mais j’imaginais que c’était pour l’utiliser comme bâtiment d’escorte ou de ravitaillement.

Bolitho regardait les rangées de moutons qui s’avançaient en lignes régulières. La Phalarope, après tout ce temps, après tous ces milles, tous ces vaisseaux et tous les visages qu’il avait connus depuis !… Et Herrick, lui aussi, avait dû voir le nouveau livre des signaux, cela représentait tant pour lui ! Bolitho respira un grand coup. Et Allday, lui qui avait été embarqué de force sur la Phalarope, comme un malfaiteur.

Il se rendit compte soudain que cet aspirant le fixait toujours, les yeux écarquillés. Il lui prit le bras :

— Vous n’avez rien à craindre, monsieur Kilburne. Cela m’a fait un choc, voilà tout. C’était un fort beau bâtiment, et nous en avions fait quelque chose de bien.

— Avec le respect que je vous dois, amiral, fit Neale, c’est vous qui en aviez fait ce qu’elle était.

Bolitho descendit l’échelle et se dirigea vers le fusilier de faction à la porte de sa chambre. Il aperçut une silhouette tapie près d’un des douze-livres du Styx. Il faisait déjà sombre entre les ponts, mais il était encore trop tôt pour gaspiller le précieux combustible des lanternes. Même dans le noir complet, Bolitho aurait reconnu la silhouette râblée d’Allday. Tout comme un chêne, Allday était toujours là lorsqu’on avait besoin de lui, paré à faire la causette lorsque ce n’était pas sa force qui était requise.

Il fit mine de se lever, mais Bolitho l’arrêta :

— Restez où vous êtes. Vous avez tout entendu, n’est-ce pas ?

— Oui amiral, fit Allday en hochant la tête. C’est pas juste, c’est même révoltant.

— Allez, ne faites pas la vieille toupie, Allday. Vous avez passé suffisamment de temps à la mer pour savoir ce qu’il en est. Les navires vont et viennent, celui à bord duquel vous étiez l’an passé sera peut-être le long du bord demain ; un autre que vous avez peut-être vu à dix reprises différentes dans tel ou tel port, ou contre lequel vous vous êtes battu cent fois, à bord duquel vous n’avez jamais mis les pieds, ce sera justement celui sur lequel vous embarquerez.

Mais Allday était têtu.

— C’est pas pareil, amiral, celui-ci était différent. Ils ont pas le droit de l’envoyer dans le golfe, il est trop vieux et je m’demande s’il s’est jamais remis des Saintes. Dieu sait, pour moi, j’m’en suis jamais remis !

Bolitho l’observait en silence, soudain mal à son aise.

— Je n’y peux rien, il va se retrouver sous mon commandement, tout comme les autres.

Allday se leva, s’avança lentement le long du canon en baissant la tête sous les barrots.

— Non, il n’est pas comme les autres !

Bolitho rentra la réponse qui lui venait aussi vite qu’il y avait pensé. Il était inutile de discuter avec Allday, il était comme cet aspirant qui avait annoncé la nouvelle involontairement, on ne pouvait rien lui reprocher.

— Non, Allday, lui répondit lentement Bolitho, il n’est pas comme les autres, je ne le nie pas. Mais que cela reste entre nous. Vous savez bien que les marins aiment voir du mystère là où il n’y en a pas. Nous allons avoir besoin de tous nos talents au cours des semaines ou des mois qui viennent, sans subir en plus les ragots de l’entrepont. Nous ne pouvons pas nous permettre de réveiller le passé.

Allday poussa un soupir si énorme qu’il semblait lui venir des semelles.

— J’espère que vous avez raison, amiral – il essayait de surmonter ses impressions. Mais peu importe, il faut que je vous prépare pour aller au carré. Je veux qu’ils se souviennent de cette soirée.

Il plaisantait, mais le cœur n’y était pas.

Bolitho s’approcha de la porte.

— Vous avez raison, allons-y.

Allday le suivit, toujours plongé dans ses pensées. Cela s’était passé dix-neuf ans plus tôt, alors que Bolitho n’était pas beaucoup plus vieux que ne l’était maintenant Mr. Pascœ, son neveu. Ils avaient connu bien d’autres dangers, bien d’autres empoignades après cela, et pourtant, depuis ce temps, ils étaient toujours restés ensemble. Un marin victime de la presse et un tout jeune commandant qui avait transformé un vaisseau assombri par tous les tourments de la tyrannie la plus aveugle en un vaisseau qui avait conquis le cœur de son équipage et fait sa fierté. Et voilà qu’il revenait parmi eux, du fond des âges, tel un vaisseau fantôme. Était-ce pour les aider ou bien pour les hanter, se demandait-il.

Il aperçut Bolitho qui se tenait près des fenêtres de poupe, d’où il contemplait les dernières lueurs mourantes sous le tableau de la frégate.

Il réagit plutôt pas mal, bien mieux que moi…

Sous voilure réduite, la frégate vira lentement pour prendre son nouveau cap et pointa son boute-hors vers le golfe, vers leur rendez-vous.

 

Victoire oblige
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